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Ouf ! me revoilou entière malgré mon séjour hors du temps... ;)
Je vous en ai ramené un témoignage touchant que je souhaite vous livrer ici.
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Je m'appelle Rachel Weintraub et je possède un trésor à nul autre pareil.
Peut-être avez-vous déjà entendu parler de moi ? Peut-être connaissez-vous mon histoire, mon passé et mon avenir ?
Si tel est le cas, vous savez que je traverse le temps sur les courants des marées anentropriques avec pour seul compagnon d'infortune un joyeux drille - ou un triste sire selon le point de vue - connu sous le nom du Gritche.
Si aujourd'hui je vous parle de lui à travers ces quelques mots, c'est pour lui rendre justice et réhabiliter sa mémoire car il est loin d'être le monstre que l'Histoire à bien voulu faire de cet être somme toute pathétique.
Cher lecteur, rassied-toi, ne t'enfuis pas, ne t'affole pas, reste calme et attentif, tu ne cours aucun danger. Lorsque tu auras lu mon récit, tu comprendras que Dan Simmons, notre biographe officiel a outrageusement détourné les faits de la réalité.
A l'époque des faits, j'étais une brillante scientifique passionnée par le phénomène des marées anentropiques. J'en connaissais les terribles dangers mais ma curiosité professionnelle l'emporta sur la prudence.
Au cours de mes recherches je me perdis corps et âme dans les méandres du temps. Après plusieurs jours de désespoir, définitivement égarée, je décidais d'aller de l'avant plutôt que de sombrer dans la folie.
Pourtant, après des heures d'interminable marche je cru y avoir cédé puisqu'au détour d'un couloir sombre je tombais nez à nez avec ce que je redoutais le plus : le gritche.
A vrai dire, ce n'est pas tant cet être de légende bardé d'épines, de lames et d'acier qui me glaça le sang mais plutôt ce qu'il était en train de faire. Je pense que j'aurais eu moins peur s'il avait été en train d'écorcher vif un nouveau-né. En vérité, il était assis par terre, dos au mur. Il tricotait.
Non, non, je le répète, je n'étais pas folle et je ne le suis toujours pas. Le Gritche tricotait, c'est ainsi.
Je restais plantée là à le regarder pendant ce qui me sembla être une éternité. Je n'osais faire le moindre geste, il ne m'avait pas remarqué. Du moins, c'est ce que je croyais, jusqu'à ce qu'il m'adresse la parole...
"Qu'est-ce que tu fous, tu veux prendre racine ? tu veux ma photo ?"
Je me frottais les yeux, abasourdie par ce que je voyais. J'avais devant moi une sorte de sapin de Noël métallique, aux aiguilles disproportionnées, titanesques, monstrueuses. Et en lieu et place de guirlandes et autres boules colorées des milliers de chaussettes pendaient comme autant d'oriflammes en piteux état.
L'ensemble formait un tas chaotique de couleurs et de formes. Des chaussettes bleues, rouges, vertes, multicolores, brillantes, scintillantes, claires, sombres, longues et courtes. Des chaussettes patchwork, des chaussettes aux motifs bigarrés, des chaussettes pour montagnards si épaisses que le Yéti n'aurait pas à souffrir du froid, et inversement, des chaussettes si fines qu'on les aurait dites tricotées avec du fil de d'araignée (ce qu'il me confirma par la suite). Des chaussettes en dentelles des chaussettes en mohair d'autres en soie, en laine, en raphia, en fibre de verre...
Il me fit signe de m'asseoir dans un coin et me fit la conversation comme peuvent le faire deux amis de longue date.
Tu comprends me dit-il, quand l'hiver arrive, il se pointe avec son lot de froidure, de rhumes, de courbatures, de gerçures et de courants d'air, j'ai pas l'air comme ça, mais je suis un peu fragile de la gorge.
Tout en me parlant, il continuait son labeur de couturière. Je voyais s'agiter quelques aiguilles et compris vite qu'il s'agissait de ses propres appendices.
Je reprenais confiance et pris le temps de mieux l'observer.
Il tremblotait comme une petite vieille, penché sur son ouvrage. Ses mains (ou ses pics, ou ses pointes, comme vous voulez) couraient à un rythme régulier sur le travail, mais un léger tremblottement agitait de part et d'autre de son corps gigantesque maintenant recroquevillé en une boule bardée d'épines ou plus exactement de chaussettes...
Je remarquais même qu'il avait la goutte au nez.
Frileux le Gritche ? pourquoi pas après tout.
Autant que je puisse m'en rendre compte, chacune de ses épines portait une chaussette, voire deux ou trois.
Pourquoi des chaussettes ? j'avais formulé ma question à voix haute tant mon étonnement était grand... je cru que ma dernière heure venait d'arriver lorsqu'il interrompit soudainement son ouvrage pour me fixer droit dans les yeux. Des yeux rouges où brillait le brasier de l'enfer. Il me regarda ainsi plusieurs minutes (en tout cas, c'est l'impression que j'en eu) lorsque tout à coup, une larme jaillit de ses yeux. Il baissa la tête brusquement mais se mit à pleurer comme un nouveau né. Tout son corps agité de spasmes en tressautait.
Pardon finit-il par articuler entre deux reniflements. Je suis très sensible au fait que l'on s'intéresse à mes chaussettes et je dois avouer que peu de monde s'y intéresse...
C'est ainsi que j'eus droit à un interminable mais magistral cours de tricot. Enhardit par ma curiosité, il m'énuméra tous les points existants sortant fébrilement une chaussette par-ci, une par-là pour me montrer des exemples.
Tu vois, en fonction de la qualité de ce que tu utilises, de la couleur, de ce que tu souhaite en faire, tu as toutes sortes de points.
Le point mousse, céréale, jersey, à chevrons, à côtes, tunisien, piqué, chenille, jour, et fantaisie. Et en plus, dans tout ça, tu as de multiples variantes !
Il s'échauffait en parlant et je sentis son moral remonter en flêche.
Tu imagines ! rien que dans le point mousse, t'as pleins de variantes possibles : le point mousse alterné, le rivière simple mousse, le dentelle mousse, le point godron et je t'en passe.
Bref, tu l'auras compris, cher lecteur, le Gritche est un être sensible et délicat. Il était nécessaire de réhabiliter sa mémoire et de lui rendre justice. C'est à travers ce témoignage que je lui rends hommage. Et comme preuve de ce que j'avance, j'ai ramené avec moi une paire de chaussette qu'il m'a offert. Celle qu'il préférait : une paire de chaussette tricotée en poil de hérisson.
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