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Liaison Ferroviaire
Quand on parle d’idéal de beauté, en particulier pour la femme, on doit, bien entendu, tenir compte des époques et de leurs modes. Une Vénus grecque n’a rien de comparable avec une baigneuse de Degas ! Mais voilà, partout, de tous temps, et j’ose le dire, sur tous les mondes, il existe des créatures qui font tourner la tête à d’autres. Elles font accélérer les battements des cœurs, pulser le sang dans les artères, augmenter l’acuité des sens et rendent fous.
Certes ces rencontres sont rares et la science vous expliquera qu’il y a lieu de tenir compte des phéromones et de produire de savants calculs de probabilités. L’astrologue, quant à lui tracera sur la carte du ciel la conjonction de Mars en Vénus lors de la lune noire, avec Jupiter en opposition…Quoiqu’il en soit, rien ne justifie véritablement ce choc quasi palpable qui se produit alors… si ce n’est la destinée qui est, par essence, inéluctable.
Elle, petite, cheveux noirs frisottants en mèches sauvages encadrant un petit visage blanc en forme de coeur, un nez un peu long, lèvres pleines, une silhouette mince sans plus. Le regard est baissé, l’attitude lasse. Quelles idées se bousculent dans sa tête ? Rêve-t’elle d’évasions ? Se récite-t’elle des poèmes pour meubler l’attente ? Songe-t’elle à ce qu’elle quitte ou, plus prosaïquement, s’efforce-t’elle de ne plus penser ?
La nuit tombe sur le quai noyé de brume. Les minutes s’éternisent. La voix lointaine, ouatée, du haut-parleur brise par moments le silence sans que l’on comprenne le sens de ses paroles. Pas ou peu de mouvements. C’est long le temps lorsque rien ne bouge ! C’est froid l’attente lorsque le monde est vide !
Va-t’il enfin arriver, fumant, essoufflé et honteux de son retard, ce train qui doit l’emporter ? Ce halètement sourd que l’on perçoit, cette vibration irritante qui s’amplifie, est-ce bien lui ?
Oui, mais elle ne le voit pas, elle ne l’entend pas. Elle daigne à peine lever la tête, les yeux blessés par cette soudaine lumière qui défile, ralentit et finit par s’immobiliser.
Saisir sa valise, ouvrir la portière, monter les deux marches, choisir au fond un compartiment vide bien entendu puis s’effondrer sur la banquette, la joue déjà glacée, collée à la vitre côté obscur.
« Ouin ouinouin » crie le haut-parleur. « Clac et clac » dit la portière en se refermant. « C’est trop-tard- C’est-trop-tard - C’est-trop-tard » entament les roues, en lancinante litanie. Trop tard pourquoi ? Trop tard pour Elle ou pour Lui ? D’ailleurs, où est il, Lui ? Il approche mais elle ne devine rien encore, toute entière repliée sur elle-même, prisonnière déjà du futur.
Lui, le voici. Cheveux longs, blonds comme les blés. Grand, évidemment, enfin par rapport à Elle. Musclé ? Pas vraiment un athlète ! Non, à vrai dire, rien d'exceptionnel… D’ailleurs, tous deux se sont habillés simplement, sans désir d’accrocher les regards. Communs mais charmants. Il a attrapé le train en marche, après le coup de sifflet du départ, le dernier wagon, la lanterne rouge qui troue la nuit de ses yeux de braise. Une chance, un miracle…
Il remonte wagon après wagon, allant comme à son habitude de l’avant, ignorant les rares voyageurs, simples pantins gris et immobiles. Il s’arrête à chaque soufflet de transition, portes coulissantes entre deux mondes, brefs passages entrecoupant de grincements le silence qui règne dans les voitures où tout semble endormi. Il s’amuse des pensées étranges qui l’habitent. Il n’est plus dans un train reliant le nord au sud : il voyage dans un astronef et passe par le sas, quittant une planète sinistre pour un univers de lumière ! Cela l’amuse. Son rire est grave, légèrement hésitant mais communicatif. Quand il rit ainsi, les étoiles brillent.
Il a failli rater le compartiment mais elle a oublié de tirer les rideaux. Dans la pénombre, il se croit seul. Elle est si absente qu’elle en devient invisible. Il allume la veilleuse, allonge ses jambes sur la banquette d’en face et sort un livre de sa poche : « Une porte sur l’été »
NON, franchement NON : ce n’est pas le moment !!! ELLE est LA !
Et voilà, je vous l’avais annoncé, c’est arrivé. Le Grand Instant. Ce n’est plus « trop-tard, trop-tard » que gémissent les roues. Elles chantent à l’unisson « main-tenant-main-tenant-main-tenant ».
Elle a tourné la tête. Elle semble enfin respirer : sa poitrine soudain n’est plus assez vaste pour contenir les battements désordonnés de son cœur. Cette musique qui éclate en elle est si forte qu’elle en devient souffrance.
Lui a plongé un regard surpris dans les deux puits noirs qui mangent le petit visage et s’est noyé instantanément. Lui, le mâle, si vivant, si solide. Tout ce qu’il ressent c’est ce besoin impérieux de la prendre, ici, tout de suite, de la serrer fort. S’il ne se retenait pas, il lui ferait mal, c’est sûr. Ils vont devenir magiciens et suspendre le temps en quête d’infini. Le monde tourne, le train avance…Eux tombent. Ce sont ses lèvres, douces et chaudes, qui amortissent sa chute ; ce sont ses bras, souples et forts, qui la retiennent.
Avez-vous remarqué cette fâcheuse tendance qu’ont les objets à se mettre en travers d’un évènement et à gâcher vos futurs souvenirs ? Un pull difficile à ôter, des lacets qui refusent de se dénouer, un coup de coude malencontreux… là, rien de tel. La symbiose est parfaite, chacun de leurs gestes constitue la chorégraphie d’un ballet sublime. Ils se possèdent, s’imprègnent, se fondent l’un dans l’autre.
Je ne peux hélas pas vous parler du plaisir qu’ils partagent. Il aurait fallu que je sois Elle ou Lui pour le comprendre et vous le décrire. Dommage.
Le désir apaisé ne les voit pas se désunir. Il lui chuchote des mots étranges, l’embrasse. Elle le caresse et le respire. Il lui raconte le feu et la chaleur, elle lui parle de communion et de pureté.
Quel voyage ! Et les roues, que disent-elles ? D’une voix traînante emplie de regrets : « attention arrivée – atten-ion arri-vée - at..ten…tion arrrr…i…vée… »
La langueur s’évanouit : la réalité les mords cruellement. Vite, vite, les vêtements volent ! Ils sont à nouveau deux. Lequel doit descendre ? Elle lit le panneau lumineux de la station : « Bienvenue à PARADIS ». Un pli amer lui tord la bouche. Le Paradis sans lui, la bonne blague !
Il la retient par la main, « dis moi au moins ton nom ? »
Le quai l’aspire. Même pour lui, elle ne pourra résister. Son destin l’appelle : elle n’a pas été créée pour le refuser. « Toi, crie t-elle, dis moi ! »
Elle entend son rire, celui qui fait briller les étoiles et lui morcelle le cœur. « Moi, répond-il, tandis que le train redémarre lentement, moi, on me nomme LUCIFER »
Et sur le quai de gare, à nouveau déserté, un haut-parleur annonce clairement :
« MARIE EST ATTENDUE D’URGENCE à L’ACCUEIL. »
« MARIE EST ATTENDUE D’URGENCE à L’ACCUEIL. »
DEDICACE :
A la croisée des fils, sur la toile des octets
Un humain virtuel m’a honorée de son amitié
D’iconoclaste, il m’a gentiment traitée
Qu’il en soit ici, sincèrement, remercié...
Mijo
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