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Comme je n'arrive pas à faire fonctionner le forum Critiques, et que je ne vais pas y passer la soirée, voici le texte de ma critique :
Je sais qui j'étais, je peux vous dire qui j'aurais pu être, mais je ne suis à présent que dans la ligne de ces mots que j'écris. J'ignore quelle est au juste la nature de mon existence, et je m'étonne d'écrire.
Lavinia est en âge de se marier, mais son père ne la contraindra pas : si elle ne veut pas épouser le beau Turnus, son cousin, il ne la forcera pas. Mais qui épouser d'autre ? Si elle lui parle du poète pas encore né qui lui a raconté son histoire, qui écrira qu'elle épousera Enée pour lui donner un fils d'où descendront maints rois, il ne la croira pas. Mais s'il entend lui-même une prophétie, alors, peut-être...
L'histoire, classique, de la princesse locale épousant le noble étranger et fondant avec lui une ville est de tous les lieux et de tous les temps. Elle était d'ailleurs au coeur d'Ysabel, de Guy Gavriel Kay. L'une des particularités du roman de Le Guin, c'est ce jeu avec le temps où Lavinia se situe quelque part entre cette Troie mythique et disparue dont Enée a fui les flammes, et cette future Rome qu'il est destiné à fonder. C'est aussi d'exister si peu la fille d'un roi, une vierge nubile, chaste, silencieuse, obéissante, offerte à la volonté d'un homme comme un champ au printemps s'offre à la charrue : sans même parler de son existence historique, évidemment impossible à déterminer, elle n'a guère qu'une citation brève vers la fin de L'Enéide. Cela lui donne peu de consistance, mais beaucoup de liberté liée à cette indétermination même. A ce que j'en sais, c'est mon poète qui m'a rendue réelle [...] C'est lui qui m'a donné la vie, qui m'a donné une identité...
Partant de là, on pourrait en venir à dire qu'il s'agit d'un roman sur le processus de l'écriture lui-même : d'où viennent les personnages d'un auteur ? Quelle existence ont-ils ? Comment est-il possible de reprendre les personnages d'un autre écrivain ? Quelle est la responsabilité de l'auteur par rapport à ses personnages ? Pourquoi choisit-on un personnage plutôt qu'un autre ? Toutes ces questions viennent fatalement à l'esprit de tout lecteur, étant soulevées en filigrane par cette ombre à qui Le Guin offre son clavier en guise de lait ou de sang. S'il me faut continuer à exister au cours des siècles, qu'au moins une fois je me libère et que je parle. Il ne m'a jamais donné la parole. La parole, je dois la lui prendre. La vie qu'il m'a donnée est longue, mais petite. J'ai besoin d'espace, j'ai besoin d'air.
Une autre particularité, mais qui n'étonnera pas les lecteurs habituels de l'auteure, c'est l'orientation résolument féminine du roman : pendant que des hommes meurent à la guerre, le personnage principal soigne les blessés et accomplit les rites religieux, comme à l'accoutumée. Quand Le Guin prend une femme comme personnage principal, ce n'est pas pour en faire une sorte de "guerrier manqué" (comme en pourrait parler de "garçon manqué") qui fait la guerre, voire y conduit les hommes, mais pour mettre au premier plan de l'histoire les domaines traditionnellement réservés aux femmes : entretien de la maison, filage, tissage, soins aux enfants etc... Son talent particulier fait que l'on ne s'y ennuie pas, alors même qu'il ne s'y passe pas grand-chose.
J'ai été touchée par ce roman du peu d'existence, de la mort et de l'immortalité (mais quelle ? Et à quel prix ?!), écrit par une écrivaine de 81 ans. Ce n'est pas mon préférée de Le Guin, mais cela pourrait changer avec le temps, et par ailleurs je pense que c'est un tour de force littéraire, qu'on appréciera à mon avis encore davantage en attendant pour le lire les années de maturité, et en le relisant.
Prix Locus 2009.
Les mentions en vert sont des extraits. J'ai repris d'ailleurs (la chro que j'avais faite pour les Chroniques de l'Imaginaire) la plus grande part de cette critique.
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