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Olivier

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02/09/2004
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Ô dingos, ô châteaux

Jean-Patrick Manchette


Ô dingos, ô châteaux
 Pour la présente édition :

Editeur : Gallimard
Collection : Folio policier

La critique du livre
Lire l'avis des internautes (3 réponses)

Les intrigues complexes et les narrations alambiquées ne font pas forcément de grands romans. Pas plus que les pages accumulées par centaines.
Sur le plan formel, Ô dingos, ô châteaux est un roman extrêmement facile à lire. Intrigue simple, narration linéaire le tout en moins de 200 pages. La seule petite coquetterie que l’on puisse lui accorder, c’est d’opter pour le mode choral, en alternant les narrateurs au fil des courts chapitres. Cela donne une vue systématiquement subjective, alternant les chasseurs et leurs proies.
Le roman commence par l’exécution d’un contrat, où le tueur professionnel Thompson liquide un gay, coupable d’avoir séduit le fils d’un baron de l’industrie. Thompson, dont le nom ne doit rien au hasard, apparait immédiatement comme un personnage manchettien.

"[Jim ]Thompson était une sorte de dingue ; il s’est coulé tant bien que mal dans le moule polar, mais sa noirceur et sa violence sont intérieures plutôt que sociales et historiques (…). Et il en résulte aussi que Thompson est tout à fait décalé par rapport aux soucis historiques et sociaux qui sont la grandeur du polar classique" (septembre 1980)

Tout d’abord comme tueur. Le tueur est en effet un personnage assez nouveau dans le polar français, plus habitué jusqu’ici aux truands bien installés, avec leur code d’honneur, leurs costards, leur argot et autres niaiseries désuètes.
De plus, son attitude totalement amorale le place là encore en rupture, puisque comme le détective privé du roman hard-boiled, il est employé pour effectuer un boulot. Que les conséquences en soient positives ou négatives pour qui que ce soit lui indiffère : il n’a pas ce genre de considérations utilitaristes. Il tue tout simplement parce que c’est sa place dans les rapports de production.
Les armes, enfin.

Manchette

était un grand connaisseur des armes, un érudit pourrait-on dire. Multi-outils, notre tueur ne néglige pas les armes, et notamment les armes à feu. Il ne les porte au cas où. Elles servent à tuer : il s’agit simplement de son outil de travail, qu’il entretient avec un soin méticuleux. Car c’est sur elles que se fonde son excellente réputation, et donc sa haute valeur d’échange.
A part ça, Thompson souffre de terribles douleurs stomacales.

Mais revenons maintenant au roman.
Thompson donc, ouvre le roman en travaillant.
Puis nous faisons rapidement la connaissance des autres protagonistes.
Tout d’abord Hartog. Ex-architecte, il a hérité d’une fortune colossale à la mort de son frère et de sa belle-sœur. Ils ont disparu après que leur avion se soit écrasé contre un cocotier. En plus de la fortune, il a hérité de la garde de son neveu, Peter.
Ses journées se déroulent dans son immeuble neuilléen, partagées entre l’étage où siège sa fondation de bienfaisance, et ses appartements privés. Il ne monte que très rarement à l’étage qu’occupe son neveu.
Voici donc notre mécène qui se rend dans un haut-lieu de l’antipsychiatrie. Son but est de recruter une folle patiente, car il n’y a pas de fous dans cet établissement, étant donné que c’est tout sauf un hôpital psychiatrique.

Ô saisons ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
(Arthur Rimbaud)

Comme le reste de sa domesticité (cuisinière, jardinier…) elle souffre d’un handicap : c’est bon pour l’image publique de philanthrope.
Pour le coup, il a opté pour le handicap mental. Il faut dire que la jeune fille a déjà un passé judiciaro-psychiatrique chargé, en matière de violence et de pyromanie.
Voici donc notre philanthrope emmenant Julie dans son immeuble neuilléen, pour s’occuper de Peter.
D’emblée, le courant passe très mal. Le gamin est odieusement mal élevé, pourri gâté par un oncle qui lui paie tous ses caprices plutôt que de l’avoir dans les pattes. Cependant, en faisant montre d’un peu d’autorité, Julie réussit à prendre le dessus dans ce rapport de force.
Elle emmène le gamin au jardin du Luxembourg le lendemain. Enlevée avec lui, elle va vite découvrir au cours de leur séquestration, que l’affaire n’a rien d’un simple kidnapping. Le but des kidnappeurs, dirigés par Thompson, est de les liquider en profitant du passé trouble de Julie pour lui faire porter le chapeau. Ou comment une nurse, sortie de l’asile par un philanthrope désintéressé va cruellement le trahir.
Le plan est parfait. Sauf que rien ne se passe comme prévu. Julie et Peter, drogués, devaient être pendus, afin de faire accroire à un coup de folie de la nurse. Julie réussit à échapper à son tueur, avec Peter sous le bras.
Commence alors une course-poursuite entre Thompson et ses hommes d’un coté, Julie et Peter de l’autre. Dès lors, Julie n’a qu’une idée en tête : fuir jusqu’à retrouver Hartog, retiré en sa folie du Vercors, dont il lui avait montré les plans. Car elle est convaincue que lui seul pourra les arracher aux griffes des tueurs.
L’essentiel du roman est donc une course-poursuite, où chacun risque sa peau. D’un coté, une bande de tueurs sans scrupules, à la solde d’un commanditaire mystérieux quoi qu’évident : Hartog. De l’autre, une jeune fille au passé trouble qui a sabordé le scénario si bien huilé qui devait permettre à Hartog d’hériter enfin de la pleine jouissance de la fortune de son frère.

Manchette

, en rupture avec les traditions
Comme nous l’avons vu, ce roman s’inscrit d’emblée en rupture avec la tradition française, puisqu’il met en scène un tueur, personnage atypique pour l’époque.
Il introduit également une forme nouvelle : le road-movie.
Autre élément novateur : la violence. A l’instar de La moisson rouge de Dashiell Hammett, la violence est omniprésente, car elle est rendue nécessaire. Les uns pour faire leur travail, c'est-à-dire liquider Julie et Peter. Julie pour sauver sa peau et celle de Peter.
Autre élément nouveau :

Manchette

refuse l’exotisme des romans policiers français traditionnels. Ici, nous ne sommes pas dans le Pigalle des truands à la Gabin. Là, c’est la France des 30 glorieuses, entrée de plein pied dans la société de consommation. Pour preuve, la scène d’anthologie dans cette « accumulation de marchandises » qu’est le Monoprix. De fusillade en incendie, c’est une lutte à mort qui se déroule dans ce temple de la société de consommation. La vie quotidienne fait enfin irruption dans le polar !
Les personnages également ne collent plus aux codes traditionnels, avec l’absence de truands et de flics. On trouvera deux architectes dont un philanthrope, un tueur professionnel, deux complices garagistes et hommes de mains à leurs heures perdues, une jeune fille délinquante et borderline ainsi qu’un gamin.
L’architecte, archétype de la nouvelle bourgeoisie de l’époque, n’est pas sans rappeler les romans de Ballard à la même époque, en particulier ceux que l’on trouvera dans IGH et L’île de béton.
Les garagistes, sont aussi là pour nous rappeler que rouler en voiture n’est plus un luxe. Nous sommes dans les Trente glorieuses, cette démocratisation de l’automobile qui engendra l’hommauto. Les garagistes comme le Monoprix sont donc de purs produits de l’époque, comme les cochers dans les romans du XIXe siècle. Ils répondent finalement à une demande qui s’est largement accrue avec la massification de la bagnole.
Julie enfin, est aussi un produit de l’époque. Non par ses troubles mentaux, mais par le fait qu’elle soit traitée dans un établissement antipsychiatrique : l’antipsychiatrie était alors en pleine vogue. Il va sans dire qu’aujourd’hui, elle croupirait depuis longtemps, et encore pour longtemps dans une prison.

Manchette

, l’écriture
Ô dingos, ô châteaux est certainement le premier roman pleinement manchettien dans son écriture. Absolument behavioriste, elle est totalement dépouillée de la moindre psychologie. L’intrigue est construite autour de ce postulat : l’individu réagit aux contraintes extraordinaires auxquelles il est soumis malgré lui, depuis que sa réalité a dérapé, de l’ordinaire dans l’extraordinaire ; depuis qu’une affaire toute cuite a dégénéré pour les tueurs.

"Pour le style aussi, c’est de désillusion qu’il s’agit (…). Le fameux style béhavioriste est le style de la défiance et du calme désespoir devant la ruse de la raison. Il dit seulement ce qui apparaît ; il déduit la réalité des apparences, et non de l’intériorité douteuse des gens (…). On pourrait, si l’on veut, affilier cette littérature au réalisme français du siècle précédent, issu d’une désillusion analogue (…). Le texte, par défiance et par désespoir, est épuré systématiquement de toute fioriture, de toute figure, de tout flottement poétique du sens, jusqu’à devenir le contraire d’un objet d’art, un os humain" (août 1980)

Manchette

réagit plus par identification, notamment en ce qui concerne les armes ou la musique et même la machine à écrire de Julie. L’écriture se veut totalement objective, dans la lignée du réalisme français de Madame Bovary (je l’ai casé !).
Les objets n’existant qu’en tant que marchandises, seule la référence permet de les saisir adéquatement. La marchandise est d’ailleurs tellement intégrée dans notre monde qu’il est vain de décrire une voiture. Il suffit d’en donner la marque et le modèle pour savoir ce dont on parle. Cela vaut également pour des marchandises de consommation plus restreinte, comme les armes. Cette omniprésence des marchandises rappelle l’influence situationniste sur

Manchette

.

"L’instrumentation d’un monde juge ce monde. Si j’écris qu’un type sort un Wz 63 de son veston, qu’est-ce que j’implique ? J’implique que dans ce monde (…) la gestion de la violence doit se faire notamment par de petites embuscades, souvent en pleine ville. Je sous-entends donc que beaucoup de savants techniciens, d’ouvriers et de machines sont consacrés à la fabrication d’une arme à tir rapide qui peut se cacher sous le veston. Si un lecteur juge simplement pittoresque l’apparition d’un p.m. Ingram à silencieux ou d’un Wz 63, il ne sait pas lire. Si un écrivain utilise les mêmes ustensiles dans un put pittoresque, cet écrivain ne sait ni lire ni écrire. Les moyens jugent leur fin. L’instrumentation est une affaire de morale" (mars 1983)


Ecriture cinématographique également, où chaque chapitre pourrait être un plan. Il n’y a pas de narrateur, jamais de « je », toujours une vue subjective, comme celle d’une caméra. Le lecteur n’est jamais interpellé directement : il a pleinement conscience d’assister à une représentation, à un spectacle.


Manchette

situationniste
Ecriture situationniste enfin, où l’auteur glisse un petit clin d’œil via la fameuse accumulation de marchandises. Outre le clin d’œil à Marx, il reprend une grande tradition situationniste : celle du détournement. Il s’agit de reprendre dans son texte une phrase, et de la changer légèrement. La première phrase de La société du spectacle de Debord en est un parfait exemple.
Un petit exemple pour le plaisir, tiré des chroniques de

Manchette

: "Le polar de la grande époque était le soupir de la créature opprimée et le cœur d’un monde sans cœur." (février 1978). "La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit."
Par ailleurs, c’est toute la théorie critique situationniste que

Manchette

intègre dans son œuvre, au-delà de ces simples détournements. Son rapport aux descriptions en fournit certainement le meilleur exemple. C’est son premier roman où se ressent très nettement cette influence, même si les portraits féroces de certains protagonistes de L’affaire N’Gustro reflétait déjà certaines considérations situationnistes sur quelques archétypes de l’époque.

Roman historique sur le plan littéraire, il s’inscrit avec L’affaire N’Gustro parmi les œuvres fondatrices de ce que l’on appellera le néo-polar. Important du polar américain hard-boiled l’amoralisme et le désespoir de l’individu impuissant face à une société violente et corrompue sur tous les plans, il reste aujourd’hui non seulement comme l’un des meilleurs témoignages d’une époque qui n’en finit pas de durer depuis près d’un siècle.

"Dès le début des années 20, la première vague de la révolution communiste est battue partout. Les 30 ans qui suivent, de fascisme en antifascisme, de stalinisme en hitlérisme, de guerre mondiale en guerre froide, le capital règne. Il règne sans partage. Le prolétariat, étrillé par l’ennemi et sodomisé par ses propres chefs, a cessé de lui disputer le terrain (…). Aux salopiots qui occupent le terrain (…) ne s’opposent plus que des groupes minuscules ou des individus isolés, vaincus provisoirement, parfois patients, parfois amers et désespérés. Dans la littérature américaine, ça donne le polar, ça donne le privé" (janvier 1978)


Tout d’abord, les personnages n’agissent pas par considération morale, comme nous l’avons vu. Ensuite, l’auteur ne cherche pas à donner de leçon de morale, à dire ce qui est bien ou mal, qu’il mette en scène des crapules ou des innocents. Ce qu’il montre, c’est tout simplement la réalité dans laquelle nous sommes encore.

"Le roman noir dans son purgatoire culturel, a maintenu pendant plus d’un demi-siècle une position réaliste-critique. A présent qu’il est sorti de ce purgatoire, c’est pour tomber dans le Prisunic de l’animation culturelle, et dans les bras d’une littérature qui agonise notoirement depuis 1920" (décembre 1993)

PS : Toutes les citations sont extraites des Chroniques de Jean-Patrick

Manchette

. Loin d’être de simples recensions des ouvrages reçus en SP, c’est bien plus une chronique de l’époque à travers le polar, un document extrêmement précieux sur

Manchette

qui, comme son Journal permet de mieux appréhender le romancier. On peut les lire comme les véritables mémoires de l’époque spectaculaire par un homme qui, malgré son désespoir, refuse néanmoins toute résignation. Un solide remontant par les temps qui courent.

Histoire de conclure en beauté, voici la dernière question de la dernière interview accordée par

Manchette

: le vrai mot de la fin, en somme.

Q- Quels sont les cinq polars des années 80 que vous retiendriez et les cinq ouvrages nécessaires à une meilleure compréhension de notre monde ?

R- Polars : « Mortelle Randonnée » de Marc Behm ; « Le Clou de la Saison » de John Crosby ; « On Tue Aussi les Anges » de Kenneth Jupp ; « Le soleil qui s'éteint » de Robin Cook ; « Huit Millions de Morts en Sursis » de Lawrence Block. Et il me faudrait bien sûr une place supplémentaire pour James Ellroy et de préférence son « Dahlia Noir ». Autres : « Commentaires sur la Société du Spectacle » de Guy Debord ; « Tchernobyl, anatomie d'un nuage » (anonyme) ; « Un peu d'air frais » de George Orwell ; « Du terrorisme et de l'état » de Gianfranco Sanguinetti (avec la préface de la traductrice de l'édition hollandaise) ; « Minima Moralia » de Theodor W. Adorno - je me suis limité là aussi à des ouvrages publiés en français entre 1980 et 1990 ; l'Orwell a peut-être eu une édition française bien antérieure.




Par les monts et les routes, fuyaient Julie la folle et l'enfant menacé d'un bien bizarre kidnapping. Dans la tête de Julie, des souvenirs d'incendies, de fusillades. Au coeur, un espoir : découvrir le château fabuleux où l'attendaient la délivrance et le repos. Mais les trouverait-elle ? Savait-elle, Julie la pitoyable étoile de ce ballet macabre, que les autres danseurs étaient bien plus fous qu'elle ?





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